- Tout le
monde le suit maintenant, affirme Emeline. Il est vrai qu'avec l'aide de
Monsieur Jacques, ils ont tous deux organisé les actions. »
En effet,
chaque paroisse a depuis lors le chef qu'elle s'est choisi. Nous avons des
caches partout dans les bois : caches d'armes, caches de vivres, sans compter
les autres, celles qui nous sont inconnues, mais où nos prêtres savent trouver
asile... En plus de cela, ils ont débaptisé les lieux-dits et chacun de nous
tient un rôle. Oui, le berger est devenu guetteur, le mendiant est un espion.
Nous, les femmes, en allant bavarder les unes chez les autres, nous portons les
messages. Allons, je pense qu'Hilaire ne pas plus tarder, aussi vais-je
rentrer. Bonsoir Magdeleine... Mais pourquoi Canon grogne-t-il ainsi ? A ce
moment, on entend des bruits au dehors. Tout près, quelqu'un se plaint, se
traîne...
Magdeleine
souffle sur la chandelle de l'oribus, fiché au montant de la cheminée. Seul, le
feu éclaire la pièce. Les deux femmes frissonnent, craignant le pire. A
l'extérieur, on se relève, on retombe lourdement en laissant échapper un cri.
C'est sûrement un blessé, mais, ami ou ennemi ?
La fileuse
rallume la chandelle, vertement tancée par Emeline. Quand elle veut se diriger
vers la porte, celle-ci la retient : Es-tu folle ? Tu vas nous faire tuer ;
arrête-toi, malheureuse ! Emeline recule dans le coin le plus obscur de la
pièce, épouvantée de voir sa sœur retirer la lourde barre de bois qui condamne
l'ouverture de la maison, ouvrir et descendre dehors. Muette de peur, la
courageuse jeune femme distingue à ses pieds un Pataud, un soldat républicain
en uniforme. Celui-ci la regarde, le fusil encore à la main. Curieusement Canon
n'a pas aboyé. Descendu sur les talons de sa maîtresse, il flaire l'homme à
terre. L'ennemi est visiblement blessé à la jambe.
La fileuse se
penche, rapidement s'empare de l'arme et la dissimule dans la haie. Elle
remonte chez elle, saisit un écheveau de chanvre et revient auprès de l'inconnu
qui a perdu connaissance.
Emeline, d'en
haut, s'indigne :
« - Tu es
folle ! Si les Bleus arrivent, ils nous tueront ; si des Chouans d'ailleurs
nous tombent dessus, ils nous tueront aussi ! »
Magdeleine,
après avoir passé l'écheveau sous les deux bras du blessé, le hisse péniblement
dans la maison sous les imprécations de sa sœur. Elle l'allonge devant l'âtre,
plie une couverture, et la glisse sous la tête du soldat, puis elle lui fait
couler entre les lèvres quelques gouttes d'eau de vie. L'homme revient à lui
et, se levant à demi, cherche où est son arme.
« - Tout
doux, citoyen ! Tu n'es pas chez des amis, seulement chez des chrétiens qui ne
peuvent pas laisser un blessé sans soin. »
Magdeleine
s'exprime en patois, bien entendu ; le Pataud semble cependant avoir compris
que, pour le moment, il est en sécurité. Il montre sa jambe qui est déjà très
enflée, c'est une fracture certainement, mais ses jours ne sont pas en danger.
« - Tu es
vraiment folle, répète Emeline tout en se dirigeant vers la porte. »
A peine
l'a-t-elle ouverte, qu'entre Hilaire suivi de celui qu'elles reconnaissent tout
de suite pour Jambe d'argent. Le maître de maison a, le premier, aperçu le
soldat couché devant l'âtre. En deux
mots, il est mis au courant de la situation. Emeline veut prendre les deux
hommes à témoin de l'inconséquence de Magdeleine.
« - M'est
avis, dit Louis Tréton, que je la voudrais bien pour sœur. C'est une vraie
chrétienne assurément. »
Puis, se
tournant vers Hilaire qui a compris et regarde d'un air navré la marmite d'où
s'échappe l'odeur d'une si bonne soupe :
« -
Allons, terminons la besogne ; les Bleus cantonnent à l'entrée de Cossé, nous
le déposerons dans les parages. »
A ce moment,
Emeline, qui a renoncé à se faire entendre, décide de rentrer chez elle. Les
deux chouans, à l'aide d'une couverture et de deux fertés, ont vite fait de
confectionner une civière et d'y étendre le Pataud. Le trio s'en va dans la
nuit, laissant Magdeleine seule au coin de son feu, où elle égrène son
chapelet, en priant Dieu que cette équipée se termine bien.
Notre héroïne
remet du bois, tisonne un peu et ne cesse de confier les deux mainiaux, si
courageux, à la Bonne Vierge, aux Anges, à tous les Saints... Elle est
incapable de travailler, elle hésite à retirer la marmite du foyer, puis,
finalement, l'enlève et la pose devant les braises.
C'est alors
que Canon dresse à nouveau les oreilles, et grogne devant la porte... Le fait
est qu'il se passe quelque chose dehors. Ah ! Non ! Ce n'est, pas possible
! C'est un gémissement, un appel... Son cœur s'affole dans sa poitrine. C'en
est trop pour cette nuit... Ses mains tremblent. Ouvrir ? Sûrement pas ! Elle a
épuisé tout son courage... Le chien grogne, quelqu'un se traîne sur les
marches. Au secours, mon Dieu, au secours !
Magdeleine
fait un grand signe de croix, et se décide. Elle prend une chandelle. Encore
une fois, elle soulève le lourd épar ; encore une fois, elle ouvre la porte, et
se penche au dehors en retenant son chien : un corps est allongé au pied
de la maison.
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