A la vue de ce
nouveau blessé, le paysan, complètement découragé, s'assied sur la bancelle,
grommelant : "Quelle nuit, mais quelle nuit ! » Son épouse lui raconte
tout ce qu'elle vient de vivre. Alors, il s'agenouille à côté d'elle et, après
avoir ôté son bonnet, commence : "Notre Père..." Enfin, Hilaire se
lève et demande : "Maintenant, aide-moi, veux-tu ?" Tous deux
sortent. Ils choisissent un endroit au pied d'une aubépine, taillant
soigneusement à la bêche le dessus du sol recouvert de brindilles et de
feuilles mortes, et le déposent un peu plus loin. Puis, ils creusent un trou
suffisant pour une tombe. Aussitôt après, ils vont chercher le corps de celui
qui n'est plus, et l'y déposent pieusement.
Sur la
poitrine du prêtre, entre ses deux mains jointes, Hilaire dépose le petit
couvercle surmonté d'une croix. Ils referment alors le trou, tassent longuement
la terre replacée là, avec leurs sabots ; enfin, ils disposent sur le dessus,
les brindilles et les feuilles mortes, de telle façon que nul ne puisse se
douter que le sol a été remué.
Le couple
rentre en silence. L'ardoise est encore là, sur la table. Un petit point de
cire rouge atteste de la présence des reliques.
« - Eh
oui, je suis au courant dit l'ancien garde-chasse, un artisan de Laval a fourni
plusieurs de ces ardoises. Tu sais bien que le curé de Changé, âgé de plus de
quatre-vingts ans, simule depuis un certain temps un état d'enfance, aussi
n’est-il pas inquiété par les Républicains. C'est lui qui, pour ses confrères,
a préparé les ardoises. Un dinandier de Normandie fabrique des calices, des
patènes en étain.
Vois-tu, il
faudra que nous nous souvenions, que nous racontions plus tard l'histoire ces
prêtres morts pour leurs frères, celle du sacrifice de ces hommes qui n'ont
jamais voulu renier Dieu, et qui sont restés fidèles à leur foi. »
Magdeleine
coupe de larges tranches de pain dans deux écuelles, puis verse dessus la soupe
restée au chaud.
Sans attendre
qu'elle soit "trempée", Hilaire s'assied enfin et commence à manger.
Les pensées des deux époux se rejoignent dans un grand moment de silence...
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Quelques
années plus tard, Hilaire mourut d'une mauvaise blessure faire en cassant du
bois. Entre temps, Magdeleine et lui avaient eu trois enfants, dont hélas
seule, une fille parvint à l'âge adulte.
La fileuse,
elle, mourut sous Charles X, retirée dans le bourg d'Astillé. L'ardoise passa
entre les mains de sa fille, puis de sa petite-fille. Dans l'armoire, avec les
souvenirs les plus précieux de la famille, les diverses générations se
transmirent la relique et son histoire.
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Pendant la
première guerre mondiale, celle de 1914-1918, les hommes furent appelés sous
les drapeaux pour défendre la Patrie.
Les fermes,
les entreprises, les bureaux, se vidèrent de leur personnel masculin et,
courageusement, les filles et les épouses prirent le relais des pères et des
maris, même pour les travaux les plus pénibles.
C'est ainsi
qu'Emeline rencontra un jour Augustine, au fond de la mine du bois de
l'Huisserie. Cette entreprise datait de la fin du dix-neuvième siècle, époque
où l'on commença à extraire le charbon en France, c'était une mine
d'anthracite.
Les deux
femmes s'aidèrent mutuellement ; les conditions étaient extrêmement dures ;
elles besognaient souvent avec de l'eau jusqu'au ventre.
Emeline ne vit
pas la fin de la guerre, elle mourut de l'influenza. Mais, dès le début de sa
maladie, pressentant une issue fatale, elle transmit à Augustine l'ardoise de
Magdeleine.
Augustine
entra, après l'armistice au service d'une famille à laquelle elle consacra
toute sa vie.
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Quelques
années plus tard, il y eut, chez ses maîtres, une ordination sacerdotale.
A l'issue du
repas, au déroulement duquel elle avait participé, elle vit le nouvel ordonné
arriver dans la cuisine, offrir le Champagne aux domestiques dont elle faisait
partie, et les remercier chaleureusement de leur efficacité, avant de les bénir
chacun à leur tour. C'est alors qu'Augustine prit le paquet pieusement préparé,
et l'offrit au jeune prêtre en lui disant :
« - C'est
l'ardoise de Magdeleine la Fileuse. Elle lui fut remise par un prêtre proscrit
et mourant qu'elle recueillit chez elle sous la Terreur... »
L'abbé G...
promit à la servante de porter ladite pierre sur l'autel de la propriété de
famille. Elle y retrouvera, dit-il, sa fonction première, et y restera comme
témoin. Il ajouta, tout bas, pour lui-même :
« - Ne
dit-on pas que les pierres crieront ? »
Marguerite Collot
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