dimanche 24 novembre 2013

On ne danse pas dans la rue !




A la maison de retraite de V…, il y a eu beaucoup de changements depuis quelques temps.

Le directeur, en réunion avec son personnel, a longuement réfléchi pour  d’améliorer encore le bien-être de ses résidents. Ils s’y emploient tous depuis des années, mais sont toujours en quête de nouvelles méthodes, d’un plus, pour que les pensionnaires dont le vieillissement s’aggrave inévitablement se voient adoucir le séjour dans l’établissement.

Ils procèdent régulièrement à une remise en question. Ils n’ont cessé jusqu’ici de prodiguer soins, respect et attentions diverses, mais les personnes âgées privées de leur autonomie, et surtout transportées loin de leur environnement naturel, s’expriment le plus  souvent silencieusement par la tristesse de leur regard.

Un manque évident de ce que donne la vie familiale, ce sont des déracinés.

Pour ceux qui s’en occupent, le naufrage progressif, physique ou intellectuel, l’un n’accompagnant pas toujours  l’autre, est un spectacle désolant.

Certains formulent des désirs : présence d’animaux familiers, par exemple… Cela demanderait toute une organisation et le service d’hygiène imposerait avec raison des normes impossibles à respecter, après avoir créé plusieurs commissions chargées d’enquêter sur place et de pondre une circulaire, fruit de moult études et contestations. Les demandeurs auraient rejoint certainement un monde meilleur quand l’autorisation de la DASS parviendrait par courrier.
 
« Ce qui leur fait défaut dit Monsieur Chivard, le directeur, c’est la famille. »

« Voilà justement le mal sans remède, ajoute Marie-Ange. »

Tous opinent du bonnet …

Régulièrement, Mademoiselle Marie-Laure, directrice de l’école, prépare un spectacle avec ses petits élèves, pour Noël et la fin de l’année scolaire.

Les acteurs sont inconnus des spectateurs, ne sont pas familiarisés avec le grand âge ; il n’y a pas d’échange,  une barrière invisible sépare ces deux extrémités de la vie, la gêne est perceptible…

Evelyne, une nouvelle arrivée, brise le silence et propose :

« Il faut peut-être inventer une famille pour quelques uns. »

L’idée semble saugrenue, et suscite un murmure poliment désapprobateur.

La jeune fille s’explique :

« J’ai remarqué deux ou trois personnes parmi toutes les autres qui pourraient être intéressées par des visites d’enfants : Monsieur Juillet qui est un ancien jardinier, et qui volontiers prend la binette, Monsieur Fournier, qui a fait carrière dans la boulangerie et s’éclipse parfois à la cuisine pour évoquer son métier avec le chef ; il y aurait bien aussi Monsieur Boulay, facteur, autrefois à la campagne, qui ne dédaigne pas de raconter des anecdotes, mais son auditoire est de plus en plus restreint. Voilà trois sujets intéressants ; encore faudrait-il que trois écoliers acceptent, et qu’ensuite ils ressentent une certaine attirance pour leurs hôtes passagers. »

« N’écartons aucune initiative, conclut Monsieur Chivard. Nous en reparlerons un peu plus tard ; cette idée fera peut-être son chemin. »

Huit jours après, les intéressés sont tous là, groupés autour du maître de la maison : l’infirmière en chef : Marie-Ange ; la nouvelle arrivée : Evelyne ; les quatre infirmiers : Christophe, Louis, Charles-Henry et Jean-Michel ; quatre autres infirmières qui sont anciennes dans l’établissement : Hélène, Marie, Bénédicte et Véronique ; les aides-soignantes Isabelle et Lorraine sont également présentes. 

Les gardes de nuit prennent le jour un repos bien mérité et ne participent pas au débat.

Le travail journalier, épuisant, exige des pauses régulières. On rejoint alors une petite salle où des sièges confortables entourent une table ronde ; le café est le bienvenu ; on grignote quelques biscuits, par roulement de trois.

C’est vraiment le sas de décompression, comme on dit ; à chaque instant leurs nerfs sont sollicités par les besoins prévus où imprévus de tous ces vieillards. Dans le domaine de la vieillesse aussi l’égalité n’existe pas. Les uns sombrent dans une inconscience éprouvante pour le personnel, d’autres sont agités, et à contre cœur on est obligé de leur administrer des calmants pour les garder dans cette structure qui se veut humaine à tous égards.

Au cours de ce qu’on peut appeler leur « récréations », les employés de la maison se défoulent parfois, et l’on peut entendre, du couloir, de grands éclats de rire. Le responsable de la maison ferme les yeux ; il est compréhensif et sait que le travail repris, chacun s’adonnera à sa tâche avec le même dévouement. Ils manifesteront le même respect à ceux qu’ils ont  brièvement mis en scène, cela leur donne le courage de persévérer dans la sollicitude et la patience.

Peu de temps  après, Evelyne rappelle sa proposition :

«  Ce qu’il faudrait à certains, c’est une famille. »

« Plusieurs ont encore des parents plus ou moins éloignés, rétorque-t-on, mais leurs visites sont de plus en plus rares. »

« C’est vrai, dit Louis ; cependant il en existe quelques uns, arrivés au grand âge, certes, lucides toutefois, agréables même, avec lesquels on aimerait bavarder si on en avait le temps. Je suis de l ‘avis d’Evelyne, et j’en entrevoie un  parmi eux : Monsieur Fournier, autrefois boulanger. »

« Je suis d’accord, soutient Christophe, et j’ajouterai à la liste Monsieur Juillet.  Comme Evelyne, j’ai observé son attitude. Cet homme dynamique, jardinier en retraite, parcourt le potager et commente pertinemment le travail des semailles et la taille des arbres fruitiers. »

« On peut ajouter Monsieur Boulay. Facteur à bicyclette, il roulait quotidiennement  de ferme en ferme, de maison en maison, et se laisserait aller à conter de plaisantes anecdotes, mais son auditoire est inexistant. »

Evelyne a remarqué que Monsieur Boulay prend de temps en temps le chemin de la cuisine ; le chef l’écouterait volontiers, car le vieil homme s’y connaît en pâtisserie, mais il ne peut le tolérer plus de quelques minutes car l’accès  du lieu est interdit aux pensionnaires.

« Personne hormis ceux-là ? »

« Non répondent d’une seule voix les infirmières Hélène, Marie et Véronique, Louis et Jean-Michel, leurs collègues masculins. »

Les aides-soignantes Isabelle et Lorraine sont du même avis. 

« Je ne vois qu’un moyen, et bien entendu ce serait un essai : c’est de demander à Mademoiselle Marie-Laure de choisir parmi les élèves de CM2, c’est me semble-t-il l’âge le plus favorable pour cette opération, trois petits garçons candidats volontaires, bien sûr, acceptant de passer un mercredi après-midi en compagnie de l’un ou l’autre de ces trois Messieurs.

Avant l’accord de la Directrice de l’école, je dois solliciter, ajoute Monsieur Chivard, celui de l’Administration et la permission écrite des parents. »

Ces derniers ne se firent pas prier. Évidemment la DASS, comme toute administration, fit repousser les dates des visites prévues…

Mademoiselle Marie-Laure demanda réflexion .A la campagne, on connaît tout le monde et l’effectif de la classe en question n’est pas important.

En premier, elle pense à Lucien, élevé seul par sa Maman. Il a dix ans, est très éveillé et agréable avec ses camarades ; on peut commencer par lui.

L’accord maternel obtenu, le jeune garçon, lui, avoue ne pas savoir quoi répondre. Il a déjà pénétré dans cette maison où tout semble insolite.

 Des téléviseurs allumés à chaque étage, ne semblent pas intéresser du tout les êtres qui somnolent devant, enfoncés dans leurs fauteuils roulants. Des personnes bizarres circulent en tenant des propos inintelligibles : l’une d’elles, ancienne marchande de légumes sur le marché, promène une revue en vantant très haut sa marchandise.

Pour Lucien, les brèves apparitions faites avec l’école ne lui ont pas donné envie d’y retourner, surtout régulièrement.

Après un moment, il se ravise et dit : « Eh bien, je vais essayer. »

Au jour et à l’heure prévus, Lucien est reçu par Monsieur Chivard. Celui-ci arrive du jardin où Monsieur Juillet explique à l’homme de l’art que seule la bière peut éliminer les limaces et que le marc de café vient à bout des pucerons…

Une grosse voix fait sursauter Lucien : « Mais, que fait ici ce petit bonhomme ? »

Le ton est rude, mais les yeux clairs et malicieux de Monsieur Fournier rassurent l’enfant. Tout en lui passant la main dans les cheveux, il poursuit :

« Je suis un Papy, tu sais, et même davantage, mais ma famille, ma famille… »

L’enfant regarde le vieil homme et dit :

« Moi, je n’ai que Maman. Je n’ai pas connu mon Papa. Je n’ai pas non plus de papy , ni de mamie. »

«  Pauvre petit ! grommelle celui qui lui apprend son ancien métier : la boulangerie. J’ai une vie de travail derrière moi, je ne suis pas resté sans rien faire. »

« Vous faisiez du pain, des brioches ? »

«  Bien sûr, et je t’assure que je ne chômais pas. »

Tout en devisant, ils ont ouvert la porte du jardin et se sont assis sur un banc dominé par un cerisier en fleurs.

« Au fait, comment t’appelles-tu ? »

«  Lucien, et je suis CM2 ; j’ai dix ans. »

Les deux interlocuteurs ne savent pas à quel point leur vie va être modifiée…


Le petit garçon ne manquerait pas son rendez-vous du mercredi, où il est attendu avec impatience.

Les semaines se succèdent ; il est maintenant un habitué des lieux et le personnel l’a vraiment adopté.

Il connaît maintenant le chemin de la chambre n° 33, mais la plupart du temps, derrière la porte d’entrée, l’enfant aperçoit une silhouette familière  qui le guette à travers la porte vitrée.

Hélène, fine psychologue, comprend et se réjouit du changement manifeste survenu dans la physionomie de ce pensionnaire. Il fredonne en se rasant, lance des plaisanteries aux repas. Messieurs Juillet et Boulay l’encadrent maintenant à table, l’ambiance du restaurant n’est plus la même pour eux trois.

Jusqu’ici, les jours se déroulaient semblables et monotones. Ils surveillent maintenant le calendrier.

Hélène se désolait, au début de l’année : « C’est fou ce que nos “anciens” vivent hors du temps ; les repas sont pour eux les seules attractions de la journée. »

Monsieur Fournier, premier bénéficiaire des visites, est cependant conscient d’être privilégié. Il savoure le visage épanoui du garçonnet, les confidences partagées, les heures de bonheur où il peut évoquer ses souvenirs et répondre aux multiples questions du petit bonhomme ! Y a-t-il eu autrefois tant de différences entre les générations. L’écolier de jadis s’attardait volontiers à la forge et regardait ferrer les chevaux ; lui-même se rendait dans le fournil de son père et se promettait déjà d’être boulanger plus tard .

Insensiblement, les deux autres compères Boulay et Juillet s ‘approchent des deux bavards, puis se mêlent à la conversation. Loin de s’en offusquer, le petit et le vieil homme entrent dans le jeu et ces moments de récréations n’en sont que plus animés. Quand l’un d’entre eux propose d’initier Lucien à la belote, tous acceptent avec plaisir, mais on convint cependant de ne pas s’ y consacrer à temps complet.

Lucien est venu pour donner, il reçoit au centuple. Il va d’étonnement en étonnement à l’écoute de ces ruraux conteurs et jovials, fiers de faire revivre devant lui une existence laborieuse où le travail était rude mais où chaque métier avait ses traditions et ses fêtes patronales et joyeuses.

De plus, chacun s’ingénie à lui faire plaisir avec des petits riens. L’amoureux du jardin obtient quelques boutures pour celui de la maman de Lucien. Le facteur lui donne une photo de lui-même avec sa bicyclette et son sac de courrier ; de sa main qui tremble maintenant, il la dédicace au dos : « Pour Lucien. »

Pendant ce temps, aucun autre élève de l’école ne s’est manifesté , accaparé les jours de congé par différentes activités sportives.

Les mois passent… Le cerisier du jardin n’est plus en fleurs ; il porte encore cette année les cerises des futurs clafoutis, dessert apprécié de tous.

Comme à l’accoutumée, la fin du mois de mai se terminera avec la fête des mères. Le jardinier acceptera-t-il de lui donner quelques fleurs pour sa maman. Il s’en ouvre timidement au directeur. Peut-il aussi, à cette occasion inviter Monsieur Fournier à venir goûter chez sa maman ?

Il fut décidé qu’Evelyne conduirait là–bas le pensionnaire et irait le rechercher ensuite.

Le jour J, notre ancien boulanger arrive à la modeste et vieille petite maison où il est attendu.

Madame Garnier, tel est son nom, l’accueille avec empressement.

L’intérieur est pauvre, certes, mais d’une propreté rigoureuse. La salle meublée sommairement sert aussi de cuisine. La maison n’a pas d’étage, deux autres pièces derrière ouvrent leurs fenêtres sur un jardinet. Le visiteur est discret et devine seulement que ces deux pièces sont les chambres du petit et de sa mère.

Une bonne odeur de chocolat flatte l’odorat dès l’entrée.

Avec hésitation, le vieil homme offre à la jeune femme un petit paquet. Elle découvre un gâteau, réalisé avec la complicité du cuisinier de l’établissement.

Les convives assis, maintenant, la maîtresse de maison plonge le couteau dans le Savoie, puis s’arrête, sidérée.

« Eh non ! Je ne suis pas Peau d’âne et encore moins un prince charmant, mais vous avez fait de moi un Papy, vous êtes donc devenue ma fille ! « 

Il se lève, et prenant le doigt de la maman, il lui passe au doigt un anneau en expliquant :

« C’est l’alliance de mon épouse. Voyez-vous, arrivé presque au bout du chemin, j’ai perdu en cours de route ma femme et, tragiquement, mes deux garçons. En me « prêtant » votre fils, vous avez ensoleillé ma vie. »

Un silence s’installe plein d’émotion, et, devant le petit bouquet installé à l’honneur, le gâteau est dégusté et apprécié…

Quand  l’aide-soignante vient chercher son pensionnaire, elle le trouve tout agité : ses yeux brillent de joie à travers ses sourcils broussailleux. Elle marche sans dire un mot, mais lui échafaude dans sa tête de multiples projets : le montant de sa retraite est presque absorbé par son entretien… Cependant, est-ce par superstition ou par un invraisemblable pressentiment, il a continué de verser régulièrement les primes d’une assurance-vie…

Alors, il calcule, il calcule mentalement, puis arrive à cette merveilleuse conclusion : cet argent épargné, légué à Lucien, permettra à celui-ci de faire des études supérieures.

Tout joyeux, il ne marche plus, il gambade et fait des entrechats.

«  Qu’avez-vous donc, Monsieur Fournier ? Vous avez pris autre chose que du chocolat ? Remettez-vous. On ne danse pas dans la rue !!! »





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