Nulle ne pouvait se douter de ce que
ressentait Soizic.
L’après-midi se termine sur un
joyeux « au revoir » ; les voitures démarrent et la maîtresse de
maison se laisse tomber dans un fauteuil, désemparée.
Sa famille d’origine bretonne a
beaucoup voyagé, on n’y compte plus les officiers de marine. Elle ne connaît
parmi eux, ni de Davenas, ni de Bauër, et pourtant… De toutes façons, il est
impossible que Betty soit mêlée à cette histoire. Depuis ce fameux mariage dont
elle nous a parlé, cinq générations ont convolé, la moitié en changeant de nom.
Le sosie de sa broche est plus que
probablement un élément d’une des corbeilles de mariage. Elle ne s’est
intéressée qu’à tous ses ancêtres originaires du Morbihan, parcourant le monde
en marins, ou pour l’un d’entre eux en ambassadeur. Il lui resterait à faire
comme le fils de Betty… Cela ne lui rendrait pas le joyau dont elle prenait un
si grand soin…
Volé ? De la cave au grenier, gendres,
fils, filles et belles-filles ont fouillé la vielle demeure, sans résultat.
Elle le portait sur elle au dernier mariage, où elle a reçu dans sa propriété.
Livreurs de fleurs, traiteur, personnels
ont défilé sans interruption, mais, avant de se coucher, ce soir-là, elle se
rappelle l’avoir rangé, comme d’habitude ! Il est évident tout de même
qu’elle ne vit pas portes et fenêtres closes, les deux labradors étant là,
noirs et dissuasifs.
L’histoire de ce vestige d’une
corbeille de noce aussi somptueuse l’a beaucoup émue. L’odyssée des ancêtres
alsaciens fait vibrer son cœur de patriote. Elle ne se sent plus dépossédée
d’un objet coûteux, mais amputée d’un bien de famille, d’un souvenir palpable
de ces aïeux courageux, partis au loin
pour rester français.
La perte de la broche avait été
cruellement ressentie, mais, maintenant… Il était dit que des émotions
secouraient encore notre pauvre Soizic.
Betty s’annonça chez N... quelques
semaines plus tard, et celle-ci prévint Soizic qui les avait si aimablement
reçues. Pas de bridge en vue, les vacances ayant éparpillé les amies.
Toujours enthousiasmée par ses
recherches, la canadienne, on est bien obligé de l’appeler ainsi, a fini par
découvrir dans le département un Davenas, mort depuis plusieurs années. Il y
avait aussi un Bauër, luthier dans les années quarante. Bien sûr lui répondit-on,
la réputation de ce luthier dépassait largement les limites du département.
- Mon fils m’a appris aussi que les
ancêtres d’Alsace étaient très musiciens et que les concerts en commun les
avaient beaucoup aidés à tenir moralement. Leur grand-mère avait refusé de
quitter sa propriété ; elle disait que tant qu’elle vivrait, cette dernière
resterait territoire français à l’instar des tombes familiales présentes au
cimetière. De toutes façons, ajoutait-elle, la revanche aurait lieu un jour, et
les allemands s’en iraient fièrement chassés par les français. Elle donna des
leçons de notre langue à de nombreux enfants. Hélas ! Elle mourut avant la
fin du dix-neuvième siècle. Mon fils a en sa possession des carnets de chants
de cette époque dont les paroles révèlent l’état d’esprit des « toujours
Français ». En allant là-bas, on m’a montré la propriété de Thal, près de
Marmoutier, la grande maison à colombages avec son parc. Pour entrer dans
celui-ci, il faut enjamber un ruisseau en passant sur un petit pont vermoulu. Au
loin, on aperçoit le champ de pruniers qui, à la saison, se couvrent de
mirabelles. J’ai vécu, en pensée le déchirement de ces ancêtres téméraires. Ils
ont cependant eu la chance de se reconstituer un patrimoine, alors que les
descendants de leurs amis Blachette et Borgiaud, qui étaient eux-mêmes devenus
propriétaires en Algérie, l’un dans la culture de l’alfa, l’autre dans une
immense exploitation d’orangers, d’oliviers, de coton sans compter un vignoble,
ont dû définitivement tout abandonner, sans avoir pu réaliser un centime de
leurs biens. Je suis revenue d’Alsace riche de souvenirs d’une partie de mes
ascendants, mais aussi le cœur rempli de nostalgie, mélangée d’admiration. Je
me suis précipitée à mon retour à Paris chez Cartier, ma broche est devenue
pour moi plus qu’un simple bijou.
Ce n’est qu’au moment de prendre congé que
Betty annonça son départ prochain pour
le Canada.
- Je vous en ai tant parlé de cette
relique de famille que je l’ai apportée ici pour vous la montrer.
Soizic constata silencieusement que
c’était exactement la réplique du sien.
- Eh bien, figurez-vous, mes chères
amies, qu’elle m’a causé, il y a quelques mois, une émotion terrible. J’avais
donné la veille une réception chez moi, quand j’ai voulu remettre l’écrin à sa
place : pas de broche ! Je l’ai cherché partout, ai ameuté toute la famille,
elle est demeurée introuvable pendant des semaines. Consciente de posséder un
patrimoine à transmettre, je me sentais coupable autant que désespérée.
Un jour une de mes belles-filles séjournant à
la maison, me demanda du tapioca pour le potage de son tout petit garçon. Je
lui dis de regarder dans la série de pots en faïence marqué « Epices »
si, par hasard, j’en avais encore. Je l’entendis pousser un cri. Elle m’est
arrivée dans le salon en tenant à la main la broche que je croyais perdue.
Après un moment de stupéfaction, je me sui rappelé quelque chose. On avait
sonné à ma porte, l’interphone devait être réparé dans la journée et je ne
savais pas qui me rendait visite. J’avais mon bijou à la main ; je l’ai
immédiatement caché dans un pot d’épices, et je l’ai complètement oublié.
Blanche comme un linge, Soizic se
précipita dans sa cuisine, et prenant sur la cheminée un pot de la série à
épices, sortit avec un cri la broche couverte d’anis vert, dont elle ne s’est
pas servi depuis longtemps pour faire du pain d’épices.
On s’explique, et les deux
visiteuses partagent la joie de leur hôtesse. On s’embrasse, après tout, on est
de la même famille !
Sur le point de partir, Betty confie que dans
la correspondance tombée aux mains de son fils, il avait lu ceci écrit par la
main d’un Davenas :
Je
suis heureux, mon cher ami, de la double union de nos enfants, mais aussi de
notre désir mutuel de leur avoir donné des bijoux aux couleurs de la France.
Souvenez-vous,
quand nous avons choisi les broches dont pendent deux rubis taillés en navette,
vous m’avez dit « Ne trouvez-vous pas que, sans le faire exprès, nous
avons symbolisé les larmes de sang
versées par deux pauvres exilés ?
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