mardi 26 novembre 2013

Les larmes de sang suite et ...FIN



Nulle ne pouvait se douter de ce que ressentait Soizic.

L’après-midi se termine sur un joyeux « au revoir » ; les voitures démarrent et la maîtresse de maison se laisse tomber dans un fauteuil, désemparée.

Sa famille d’origine bretonne a beaucoup voyagé, on n’y compte plus les officiers de marine. Elle ne connaît parmi eux, ni de Davenas, ni de Bauër, et pourtant… De toutes façons, il est impossible que Betty soit mêlée à cette histoire. Depuis ce fameux mariage dont elle nous a parlé, cinq générations ont convolé, la moitié en changeant de nom.

Le sosie de sa broche est plus que probablement un élément d’une des corbeilles de mariage. Elle ne s’est intéressée qu’à tous ses ancêtres originaires du Morbihan, parcourant le monde en marins, ou pour l’un d’entre eux en ambassadeur. Il lui resterait à faire comme le fils de Betty… Cela ne lui rendrait pas le joyau dont elle prenait un si grand soin…

Volé ? De la cave au grenier, gendres, fils, filles et belles-filles ont fouillé la vielle demeure, sans résultat. Elle le portait sur elle au dernier mariage, où elle a reçu dans sa propriété.

Livreurs de fleurs, traiteur, personnels ont défilé sans interruption, mais, avant de se coucher, ce soir-là, elle se rappelle l’avoir rangé, comme d’habitude ! Il est évident tout de même qu’elle ne vit pas portes et fenêtres closes, les deux labradors étant là, noirs et dissuasifs.

L’histoire de ce vestige d’une corbeille de noce aussi somptueuse l’a beaucoup émue. L’odyssée des ancêtres alsaciens fait vibrer son cœur de patriote. Elle ne se sent plus dépossédée d’un objet coûteux, mais amputée d’un bien de famille, d’un souvenir palpable de ces aïeux  courageux, partis au loin pour rester français.

La perte de la broche avait été cruellement ressentie, mais, maintenant… Il était dit que des émotions secouraient encore notre pauvre Soizic.




Betty s’annonça chez N... quelques semaines plus tard, et celle-ci prévint Soizic qui les avait si aimablement reçues. Pas de bridge en vue, les vacances ayant éparpillé les amies.

Toujours enthousiasmée par ses recherches, la canadienne, on est bien obligé de l’appeler ainsi, a fini par découvrir dans le département un Davenas, mort depuis plusieurs années. Il y avait aussi un Bauër, luthier dans les années quarante. Bien sûr lui répondit-on, la réputation de ce luthier dépassait largement les limites du département.

- Mon fils m’a appris aussi que les ancêtres d’Alsace étaient très musiciens et que les concerts en commun les avaient beaucoup aidés à tenir moralement. Leur grand-mère avait refusé de quitter sa propriété ; elle disait que tant qu’elle vivrait, cette dernière resterait territoire français à l’instar des tombes familiales présentes au cimetière. De toutes façons, ajoutait-elle, la revanche aurait lieu un jour, et les allemands s’en iraient fièrement chassés par les français. Elle donna des leçons de notre langue à de nombreux enfants. Hélas ! Elle mourut avant la fin du dix-neuvième siècle. Mon fils a en sa possession des carnets de chants de cette époque dont les paroles révèlent l’état d’esprit des « toujours Français ». En allant là-bas, on m’a montré la propriété de Thal, près de Marmoutier, la grande maison à colombages avec son parc. Pour entrer dans celui-ci, il faut enjamber un ruisseau en passant sur un petit pont vermoulu. Au loin, on aperçoit le champ de pruniers qui, à la saison, se couvrent de mirabelles. J’ai vécu, en pensée le déchirement de ces ancêtres téméraires. Ils ont cependant eu la chance de se reconstituer un patrimoine, alors que les descendants de leurs amis Blachette et Borgiaud, qui étaient eux-mêmes devenus propriétaires en Algérie, l’un dans la culture de l’alfa, l’autre dans une immense exploitation d’orangers, d’oliviers, de coton sans compter un vignoble, ont dû définitivement tout abandonner, sans avoir pu réaliser un centime de leurs biens. Je suis revenue d’Alsace riche de souvenirs d’une partie de mes ascendants, mais aussi le cœur rempli de nostalgie, mélangée d’admiration. Je me suis précipitée à mon retour à Paris chez Cartier, ma broche est devenue pour moi plus qu’un simple bijou.

 Ce n’est qu’au moment de prendre congé que Betty  annonça son départ prochain pour le Canada.

- Je vous en ai tant parlé de cette relique de famille que je l’ai apportée ici pour vous la montrer.

Soizic constata silencieusement que c’était exactement la réplique du sien.

- Eh bien, figurez-vous, mes chères amies, qu’elle m’a causé, il y a quelques mois, une émotion terrible. J’avais donné la veille une réception chez moi, quand j’ai voulu remettre l’écrin à sa place : pas de broche ! Je l’ai cherché partout, ai ameuté toute la famille, elle est demeurée introuvable pendant des semaines. Consciente de posséder un patrimoine à transmettre, je me sentais coupable autant que désespérée.

 Un jour une de mes belles-filles séjournant à la maison, me demanda du tapioca pour le potage de son tout petit garçon. Je lui dis de regarder dans la série de pots en faïence marqué « Epices » si, par hasard, j’en avais encore. Je l’entendis pousser un cri. Elle m’est arrivée dans le salon en tenant à la main la broche que je croyais perdue. Après un moment de stupéfaction, je me sui rappelé quelque chose. On avait sonné à ma porte, l’interphone devait être réparé dans la journée et je ne savais pas qui me rendait visite. J’avais mon bijou à la main ; je l’ai immédiatement caché dans un pot d’épices, et je l’ai complètement oublié.

Blanche comme un linge, Soizic se précipita dans sa cuisine, et prenant sur la cheminée un pot de la série à épices, sortit avec un cri la broche couverte d’anis vert, dont elle ne s’est pas servi depuis longtemps pour faire du pain d’épices.

On s’explique, et les deux visiteuses partagent la joie de leur hôtesse. On s’embrasse, après tout, on est de la même famille !

 Sur le point de partir, Betty confie que dans la correspondance tombée aux mains de son fils, il avait lu ceci écrit par la main d’un Davenas :

Je suis heureux, mon cher ami, de la double union de nos enfants, mais aussi de notre désir mutuel de leur avoir donné des bijoux aux couleurs de la France.

Souvenez-vous, quand nous avons choisi les broches dont pendent deux rubis taillés en navette, vous m’avez dit « Ne trouvez-vous pas que, sans le faire exprès, nous avons  symbolisé les larmes de sang versées par deux pauvres exilés ?


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