samedi 16 novembre 2013

LE BEAU ROBERTO (nouvelle)




Bien sûr, c'était prévisible depuis longtemps... Cela, cependant, retentit comme un coup de théâtre, un tremblement de terre !

L'aïeul est mort ! Grand Papa, pour la quatrième génération, Bon Papa, pour la troisième, Père ou Papa pour la seconde. C'en est fait, il les a quittés ! Emporté par le vieux corbillard du village, il est parti ; il ne reviendra plus à la Chesnaie.

Monsieur V..., maigre, sec, âgé de quatre-vingt-quinze ans, semblait pourtant aussi indestructible que sa magnifique demeure. Il disait de celle-ci, en souriant : "Ce n'est qu'une gentilhommière", alors qu'à Paris le moindre pavillon est "promu" hôtel particulier. La sagesse provinciale, elle, ne faisant pas sonner ses écus, le château, entouré de douves, n'est jamais appelé ainsi par ses propriétaires.

L'enterrement du patriarche se fait rapidement ; les fermiers ont insisté pour, selon la coutume, se charger du lourd cercueil, de la voiture jusqu'à sa place à l'église.

Il faut bien ensuite, le lendemain, se rendre chez le notaire.

Une surprise y attend Grand-Père : la propriété, promise à lui depuis toujours, lui échoira difficilement. Les évaluations et les expertises se succèdent, à n'en plus finir : à combien s'élèvent le domaine, les bois, les fermes ? Tandis que le prix de l'hectare est à la baisse, le marchand de biens fait grimper celui de la maison.




Depuis la mort de son père, l'héritier présomptif remonte chaque jour, à pied, l'allée d'érables, l'avenue seigneuriale. Il se rend à la Chesnaie, seul, éperdu, prenant les arbres à témoins. Il fait le tour de la vieille bâtisse et s'arrête au bord des douves. Derrière lui, à quelques dizaines de mètres, quatre marches conduisent au petit salon, où la méridienne empire complète un bel ensemble du même style.

Tout au plus, jette-t-il un regard à l'intérieur des pièces, comme s'il avait peur de provoquer le sort et d'être empêché, à tout jamais, d'occuper ces lieux tant aimés.

Les semailles ont passé, ensuite, en discussions et propositions diverses qui n'ont abouti à rien.

« - Si nous vendions l'ensemble de la Chesnaie : le domaine et les bois, tout serait tellement plus simple ! A quoi riment ces palabres ? Ah, bien sûr, si toi, François, tu préfères combler en bon argent le surplus que tu serais amené à nous verser... »

De guerre lasse, ayant fait chiffrer le mobilier, les frères et sœurs viennent choisir des objets. Calculette à la main, ils dépendent un tableau, emballent une lampe, une pendule, roulent un tapis. Le légataire présumé assiste, muet, au dépeçage.

« - Tu es bien d'accord, lui dit-on en passant très vite. Je ne prends rien de plus que ma part. »

Peu à peu les pièces se vident. Le salon, qui était grandiose, affiche une tapisserie usagée, plus foncée à l'endroit des disparitions. Le grand lustre, les appliques, les glaces, les chenets de la salle à manger, prennent le chemin des camions, à la suite des bonnetières, consoles, tables à jeu, sièges de toutes sortes.



Les parquets "Versailles" sont couverts de poussière, de papiers déchirés, de bouts de ficelle.

La gigantesque cuisine n'a pas vu son cadre modifié depuis des décennies, et ne tente personne : une table à gibier, intransportable, est dédaignée. Les bancs, où s'asseyaient les domestiques pour prendre leurs repas sont délaissés, comme le très long meuble qu'ils encadrent.

La broche, inutilisée, se devine sous les toiles d'araignée. Les cuivres, eux, ne pendent plus aux murs ; ils sont déjà partis et, pour certains, déjà vendus probablement !



Au fond de l'entrée, une immense armoire de chasse n'a pas trouvé d'amateur. De ses portes, béantes, dépassent des vêtements d'équipage à moitié décrochés. Lui faisant face, le râtelier d'armes qui ne sert plus à rien.

L'escalier d'honneur, veuf de son tapis, arbore toujours sa magnifique rampe en fer forgé, mais ses marches de pierre crissent sous les pas de ceux qui montent et descendent.

Les chambres, dépossédées de leur mobilier, ont un aspect désolé. La bibliothèque garde ça et là quelques livres sur ses rayonnages, d'autres gisent sur le plancher.

Petit à petit, tout s'en va, et, lui, l'aïeul d'aujourd'hui, assiste pétrifié, silencieux, à ce qu'il appelle le sac de sa maison.



Le notaire a beau l'inciter vivement à s'arranger avec ses cohéritiers pour que ceux-ci ne lui laissent pas que les inlogeables buffets ou armoires ; il reste sans réaction.

Quotidiennement, il revient, s'arrête là où trônait une vitrine avec ses automates, cette autre avec sa collection de pièces anciennes ; il contemple l'emplacement de l'argentier,  autrefois fierté de sa mère.

Dans l'office, on a entassé, pour lui, une foule de choses hétéroclites. Les vastes placards sont encore garnis de la vaisselle ordinaire. Le sol est jonché de livres, bibelots, lampes, glaces, tableaux. François s'afflige devant "ce décrochez-moi-ça".



Pensif, il se dirige vers les communs. La sellerie est encore intacte. Les fers pour les chevaux, les fers à glace, sont suspendus à leurs crochets. Ils lui font penser à sa mère. Intrépide, celle-ci entendait sortir, aller à la ville proche, par tous les temps. Pendant les durs hivers de 1940-1945, ne pouvant emprunter l'automobile, à cause de la pénurie d'essence, elle faisait atteler le seul cheval de réforme délaissé par les allemands, et roulait sur le verglas.

A côté, le bûcher regorge de bois. Dans l'ancienne boulangerie, remise à l'honneur sous l'Occupation, le pétrin, la grande pelle à pain, signent le passé.

Les souvenirs affluent... Les vacances voyaient arriver ici les oncles et tantes, les cousins et cousines... Dans le parc, en juin, se tenait la kermesse du village... Pratiquement, tous les mariages des filles de la famille ont eu lieu là.

François se secoue ; il est vrai que plusieurs de ses enfants le pressent de prendre une décision. Cette demeure, argumentent-ils, n'a de raison d'être que meublée, accueillante, et nantie pour la faire vivre, du domaine. Telle qu'elle est encore, elle ne manquerait pas d'amateurs !

Que feraient-ils, lui et sa femme, déjà âgés, dans cette immense bâtisse, dont le confort a toujours dépendu d'une domesticité nombreuse ? Autres temps, autres mœurs !

Lui aussi, l'homme de confiance du maître défunt, pensionnaire de la maison de retraite du village, vient de temps en temps jeter un coup d'oeil circulaire. Pourtant, personne ne le lui demande.

Jeune conscrit, en 1939, il s'est attaché à son commandant et, après la guerre, la captivité terminée, ils se sont retrouvés pour ne plus se quitter. Tout le monde appelle ce fidèle compagnon "Mamelouk". A-t-on jamais su son prénom ? C'est, plus fort que lui, il vient errer dans le parc comme une ombre, rattachant un volet, arrachant une mauvaise herbe, geste de plus en plus dérisoire. Il s'en retourne triste et désemparé.



Des mois s'écoulent encore... Le vieil homme prendra-t-il la maison, ne la prendra-t-il pas ? Qu'il se décide enfin ! Qu'il soit raisonnable, tout de même ! En droit, il ne peut pas s'opposer à la vente, on ne l'a que trop ménagé ! Le pauvre monsieur ne sait pas encore où porter son choix, quand le notaire adresse un bref avis à la famille "Rendez-vous vendredi 9, à 15 heures, à l'Étude, fait nouveau survenu."

Le jour fixé, à l'heure dite, chacun prend place dans le bureau du tabellion. Celui-ci se lève à leur arrivée et, les invitant à s'asseoir, laisse, imperturbable, fuser les questions...

Puis, il se décide :

« - A vrai dire, chère famille, je me trouve dans une situation fort délicate, étant donné les liens d'amitié qui m'unissent depuis longtemps à votre maison... Ce fait nouveau, observerai-je, survient tout de même à point, alors que le sort de la Chesnaie n'est pas encore fixé. »

Il toussote, hésite, considère son auditoire ; ils sont tous là :

- François, l'aîné, ramassé sur lui-même ;

- Bernard, le magistrat, qui, flegmatique, pratique le "wait and see" ;

- Claude, l'avocat bouillonnant, qu'on sent prêt à en découdre ;

- Bénédicte, la célibataire, qui ne s'en laisse pas facilement conter ; elle a des idées très personnelles sur les gens et les événements ; elle peut se montrer redoutable aux réunions de famille ;

- Enfin, Christine et son mari [le diplomate], dont on sait qu'il ne se mêlera pas au débat, si débat il doit y avoir.

Me Préhu connaît la vielle demoiselle de longue date, et s'attend à ses assauts.

C'est Bernard qui attaque :

« - Enfin, Maître, va-t-on savoir quel est cet événement qui nous rassemble, toute affaire cessante ? »

« - Je me le demande aussi, ajoute Claude. J'ai dû me faire remplacer au Palais, aujourd'hui, par mon assistant ! »

« - C'est peut-être un bien pour tes clients, ricane celle que les petits neveux surnomment entre eux "Tante Acide". Venez-en au fait s'il vous plaît ! intime-t-elle de sa voix aigre. »

« - Eh bien, vous connaissez les sentiments d'estime, d'amitié qui nous lient depuis longtemps... »

« - Vous nous l'avez déjà dit, reprend la précédente, silencieusement approuvée par les autres. »

« - Je suis obligé de porter à votre connaissance ce que j'ai appris dernièrement, et dont j'ai fait vérifier l'authenticité... Aussitôt la guerre, votre parent a fait un séjour aux Etats-Unis. »

« - En quoi, cela peut-il nous concerner maintenant ? »

Négligeant l'interruption, le notaire poursuit :

« - Il y a passé deux ans. »

« - Je sais, dit Christine ; il en est revenu un an avant ma naissance Ma mère me l'a raconté. Elle était restée en France pour les études de mes frères et sœurs, de beaucoup mes aînés ; elle avait en outre la charge du domaine. »

« - Mon père, complète Bernard, avait été appelé là-bas par un camarade de guerre, pour y monter je ne sais plus quelle affaire dont il connaissait tous les rouages, et qui fut, paraît-il, une réussite. »

« - Vous n'allez pas nous dire, coupa sèchement Claude, approuvé par ses frères et sœurs, vous... vous n'allez pas nous sortir de vos tiroirs... un héritier inattendu et, jusqu'ici, insoupçonné ? »

« - Maître, vous me facilitez la tâche, c'est bien de cela qu'il s'agit. »

« - Je n'en crois pas un mot, glapit Bénédicte. »

« - Les faits sont là, Mademoiselle. Monsieur votre père, lors de son séjour aux U.S.A., a connu une jeune femme dont il a eu un fils. »

« - Ce n'est pas la première intrigante capable d'agir de cette façon, elle veut nous faire chanter ! »

« - Votre parent n'a pas reconnu cet enfant. Mais, depuis la naissance du petit, il a financé son éducation et ses études. Sa mère, venant de succomber à un cancer, celui qui a presque cinquante ans, a pris connaissance de papiers absolument inconnus de lui. Il n'avait jamais pu obtenir de la disparue, le moindre détail sur ses origines. Est-elle restée fidèle à son amour ? Avait-elle tout simplement promis le silence ? Toujours est-il qu'elle avait secrètement gardé tous les reçus des mandats expédiés par un notaire d'un département voisin, ainsi que deux lettres de votre père.

Celui-ci, rentré en France, se disait très peiné de ne jamais devoir connaître ce garçon, souvenir vivant de moments heureux, certes, mais hélas, coupables. Il la rassurait pour l'avenir de l'enfant.

J'ajouterai qu'à ce moment-là, les adultérins ne pouvaient prétendre à rien ; il en est autrement maintenant. »

« - Et, ce traîne-savates d'Outre-Atlantique surgit à point nommé pour nous déposséder ? »

« - Du calme, Bénédicte, intime Bernard, nous allons juger sur pièces, faire une enquête, s'il y a lieu, puis aviser. »

« - De toutes façons, ce "monsieur" devrait respecter la volonté de sa mère et rester dans l'ombre, il abuse de la situation ! »

« - Je conclurai en vous apprenant que ce "monsieur", comme vous dites, est en France ; il est descendu à M..., à l'hôtel du Cerf, accompagné de son avocat. »

« - Il est complètement fou ! Une expédition pareille ! Se prend-il pour un futur milliardaire ? »

« - Point n’en est besoin, Mademoiselle, car il l'est déjà, et plusieurs fois. »

« - Alors, que lui faut-il de plus ? »

« - Je ne sais pas exactement quelles seront les suites de ce voyage. Il désire vous rencontrer, entendre parler de son père. Il m'a dit textuellement : "Je veux respirer un moment le même air que lui". Il a des droits, et il le sait... Vous avez tout intérêt à connaître ses intentions. »

« - Voilà un individu qui débarque chez nous, veut nous déposséder, nous couvrir de honte, et il faudrait encore le recevoir. Pourquoi pas lui offrir aussi le thé ? Qu'on ne compte pas sur moi ! Dans quel siècle vivons-nous ! gémit Bénédicte. »

« - Il est bien évident, remarque Bernard, le magistrat, que si l'on pouvait ne pas ébruiter cette affaire, ce serait préférable pour tout le monde. »

« - Mon frère et moi, si vous le voulez bien, intervient Claude, allons, comme nous en avons déjà manifesté le désir, étudier les documents en votre possession. Pardonnez cela aux juristes que nous sommes. Nous disposons de combien de temps ? »

« - Monsieur Douglas est en France pour quelques semaines, au moins ; il veut circuler dans ce pays qu'il ne connaît pas encore, mais reprendra l'avion, aussitôt ses affaires réglées. »

Il a suffi de peu de temps pour se rendre à l'évidence. Les origines de cet américain sont indiscutables. On se plaît toutefois à considérer que son patronyme est rassurant, on veut espérer qu'il se contentera d'un dédommagement.

Bénédicte refuse de seulement l'entrevoir. Bernard et Claude lui rendent brièvement visite à son hôtel et se retranchent derrière Maître Préhu, leur seul interlocuteur.



Finalement, tous demandent à François d'ouvrir la Chesnaie un court instant au texan, puisque, parait-il, l'indésirable est texan. Rendez-vous pris, c'est une voiture de louage qui surgit de l'avenue le lendemain.

En descendent : un grand roux, la quarantaine, puis un brun, légèrement plus âgé, à l'allure sportive. Ce dernier reste en arrêt devant la façade de la maison, et sursaute quand François se présente.

« - Hello, répond-il, je suis Roberto Douglas, et voici Peter Smith qui m'accompagne. »

Ces quelques mots, prononcés dans un français très légèrement teinté d'accent, surprennent visiblement le fils de l'ancien propriétaire.

« - Eh non ! Ne soyez pas étonné, j'ai été élevé au Lycée Français, et j'emploie comme ingénieurs plusieurs de vos compatriotes. Je parle donc votre langue tous les jours. »

L'aîné des, jusqu'à présent, cinq héritiers, se défend d'être conquis par cet homme encore jeune, au regard franc, au visage ouvert.

Tête baissée, le cœur lourd, il ouvre la porte du vestibule, et s'efface pour laisser entrer ses deux compagnons. Laconique, volontairement, il avance rapidement dans chaque pièce, annonçant : la salle à manger, le salon, le boudoir.

Au bout d'un instant, Roberto demande :

« - Depuis combien de temps est-ce en ruine ? »

« - Mais, cette demeure n'est pas en ruine, elle a seulement besoin de réparations. »

« - Personne ne l'habite à l'heure actuelle ? »

« - Non, en principe nous devrions y emménager ma femme et moi, mais nous n'avons encore rien décidé... »

Dans le parc, les douves enchantent le nouveau venu. Les communs, vestiges d'une époque révolue, le fascinent : la sellerie, la boulangerie... L'américain désigne une série de petits bâtiments ? Qu'est ceci ?

Construites au XIXe siècle, dans un style, genre chalets de vacances, ce sont, ou, plutôt, c'étaient les logements des domestiques. Ils vivaient là avec leur famille. Seule, la femme de chambre couchait à la maison. Plusieurs serviteurs ont terminé leur vie ici, conclut le français, leur vieillesse assurée par leurs maîtres.



Plus loin, un modeste édifice attire l'attention des deux visiteurs.

« - C'est la chapelle, voulez-vous la voir ? »

« - Bien sûr ! »

A vrai dire, c'est plutôt un oratoire avec une douzaine de sièges ; elle a encore grand air avec ses vitraux, et une belle statue de la Vierge.

« - Et vous avez des offices ? »

« - Non, jusqu'à il y a une dizaine d'années, on venait régulièrement ici pour les Rogations, mais, vous ne devez pas connaître... »

« - Non, je suis baptiste, mais tout cela m'intéresse prodigieusement. Ecoutez, se hasarde-t-il, je ne sais pas exactement ce que je vais décider. Cette demeure me bouleverse par son histoire que j'entrevois, que je désire connaître... En plus, je suis américain... donc, un homme d'affaires. De beaux manoirs français, il en est arrivé en Amérique, détruits sur place en France, puis reconstruits chez nous pierre par pierre. Cela n'a pas de sens. Ils ont perdu leur âme. Je voudrais faire quelque chose pour celui-ci, l'empêcher de disparaître... » 

Puis, après un temps, tandis qu'il retourne à sa voiture :

« - A l'évidence, et je le comprends, votre famille me voit arriver comme un chien dans un jeu de quilles. »

« - Mettez-vous à leur place. Leurs parts vont être amputées de la vôtre ; en plus, le scandale va éclater quand on apprendra votre existence, et la mémoire de notre père en sera ternie. »

« - La mémoire de mon père aussi, vous ferai-je remarquer ! »

Interloqué, François tressaille et dévisage Roberto : « C'est vrai », murmure-t-il.

« - Comme je n'ai pas l'intention de revendiquer un nom, il ne peut y avoir de scandale. Si scandale il y avait, il serait dû au bavardage de vos frères et sœurs. Toute ma jeunesse, j'ai rêvé d'un père. Officiellement, le mien n'existait pas. Ce qui m'arrive maintenant est fabuleux. Le passé inaccessible se révèle à moi. »

L'émotion l'étreint visiblement ; il la réprime, et continue :

« - Je pressens votre quasi impossibilité de procéder à la réfection des toitures, crépis, etc., ainsi qu'à l'aménagement d'un chauffage, confort élémentaire. Pour moi, ce n'est pas un problème. Par contre votre problème à vous, c'est mon arrivée indésirable sur la liste des héritiers, comme vous me le disiez tout à l'heure. Il s'agit pourtant d'une succession très importante, d'après Maître Prêhu. Il y a des valeurs, des terres, des bois... Moi, seule la Chesnaie m'intéresse. »

« - Moi aussi, rétorque le vieil homme, je suis le seul, les autres n'en voient que la valeur marchande. Ils ont bâti leur vie ailleurs ! ... »

« - Alors, nous sommes peut-être faits pour nous entendre... »

« - Je ne vois pas comment, hélas ! »

« - Je reviendrai, conclut Roberto. »

Le soir venu, François raconte à son épouse l'après-midi qu'il a vécu. Lui-même, est triste, amer. Mathilde essaye de l'apaiser :

« - Après tout, il ne faut rien prendre au tragique, d'autant plus que ce Roberto désire s'entourer de discrétion. Vois-tu, je n'aurais peut-être pas raisonné ainsi autrefois, mais, depuis des mois, je classe une correspondance familiale plus que centenaire ; je travaille à compléter des albums de photos, en identifiant les personnages. Combien de fois ai-je pensé : "Quel patrimoine ! Sans aucune valeur vénale, mais, quel patrimoine !"

Tous ces documents concernent nos disparus : les tiens, les miens. Songe un peu à quelqu'un qui n'a rien de tout cela, en tous cas pas du côté de son père. Je ne peux l'imaginer pour moi. Ce Roberto, me dis-tu, ne  veut pas entrer dans notre famille par effraction, du moins pas publiquement, attendons qu'il revienne... Il se trouve que tu es le seul à l'avoir reçu. Je pense moi, qu'il a besoin de toi. Tu fais partie des murs, tu portes en toi les souvenirs. Vois, quand tu racontes ton enfance, tout le monde se tait et écoute. Tu aimes la Chesnaie comme une parente... et puis, ajoute Mathilde, il a parlé de ruine cela sera peut-être vrai bientôt. »

« - Bientôt, bientôt, sans doute après nous... plus jeune, j'aurais investi... Ah ! Essayons de dormir, je suis dans un brouillard total... »



Deux mois se passent avant que ne parvienne au courrier une convocation de Me Préhu. François est le seul à l'avoir reçue. Il persuade Mathilde de l'accompagner, à vrai dire, elle en meurt d'envie.

Le tabellion les accueille avec le sourire. Ses clients installés, il leur déclare aussitôt :

« - J'ai reçu les instructions de Monsieur Douglas. Tout d'abord, il désirerait que cette succession soit réglée au plus tôt, quitte à prendre à sa charge la part qui reviendrait à vos frères et sœurs sur la Chesnaie. Il entreprendrait aussitôt les restaurations intérieures et extérieures. »

François pense, à part lui, que le notaire en a "de bonnes", avec son air satisfait, presque malicieux, comme s'il allait leur jouer un tour.

« - Monsieur Douglas, poursuit Me Préhu, vous demande, à vous, Monsieur, de lui procurer un mobilier en accord avec la demeure, et, d'essayer, dans la mesure du possible, de reconstituer l'ancien décor. »

« - Il est fou ! s'étranglent de concert François et Mathilde. C'est vrai qu'il en a fallu des générations pour réunir tous ces objets d'art, les héritages s'ajoutant aux dots des jeunes mariées. »

« - Les factures devront être adressées à mon étude. » 

Les deux époux redressent la tête :

« - Et puis ? »

« - Je les réglerai pour le compte de Mr Douglas. Ah ! Il y a encore autre chose. »

« - Quoi donc ? »

« - Vous devrez prévoir pour vous, à la Chesnaie, un appartement confortable que vous pourrez occuper votre vie durant. »

Un silence suit, de part et d'autre...

« - Il m'a tout de suite été sympathique, ce Roberto, explose François. »

« - Ton Roberto, ton beau Roberto, ce n'est qu'un américain, et, comme tous les américains, il dépense son argent n'importe comment ! »

« - Mais pas pour n'importe qui, aujourd'hui, plaisante Me Préhu en se levant pour raccompagner le couple. »

L'élégance du propos n'empêche pas Mathilde d'être piquée au vif. Elle cingle :

« - Nous n'avons que faire des largesses de ce..., de ce rejeton de la main gauche. Il intervertit les rôles... Nous aurons le dernier mot. »

Oui, mais lequel ? Se garde de répondre le notaire. Décidément en verve, il pense en souriant à celui prononcé par un certain Maréchal d'empire.

La porte refermée, réinstallé à son bureau, il murmure pour lui-même :

« - Ce Roberto me rappelle quelqu'un, un ami, un grand monsieur, son père, en vérité, dont la courtoisie et la probité étaient proverbiales. Mais, ces legs-là, ne passent pas par mon étude. »

Après cette réflexion, Me Préhu s'accorde un moment de récréation. Il allume sa pipe, se cale dans son fauteuil, et se prend à rêver :

« - Je parierais cher que, dans un avenir proche, on parlera beaucoup des V... dans les salons du département...

« Avec une pointe d'envie peut-être, que dis-je sûrement, on s'écriera :

« Ces V... en ont une chance !

« L'américain, fils de camarade de guerre du défunt, qui débarque, à point nommé, avec tout son argent, les débarrassent de leurs problèmes !

« En plus, ils ne sont pas nés de la dernière pluie : exiger pour eux la jouissance de la Chesnaie, leur vie durant, c'est vraiment un coup de maître ! »

( Toute ressemblance avec des familles, existant , ou ayant existé , ne serait que pure coïncidence )
Marguerite Collot

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Bonjour Marguerite
Merci pour ce partage !
Très agréable à lire, cette nouvelle.
Pas de riche héritier états -unien chez moi , hélas ... je ne suis pas un V... :)

En revanche je me souviens d'une anecdote familiale qu'aimait me raconter ma vieille Grand-Mère bretonne. je n'ai jamais su si elle était vraie tant la chute me semble énorme ! Un membre de sa famille était parti, avant-guerre, chercher fortune en Amérique. C'était l'époque où les bretons était contraints de s'exiler par le monde pour trouver du travail . Plus de nouvelles pendant des années de cette personne partie loin de sa Bretagne natale. Jusqu'au jour où un petit colis arrive d'Amérique . Les nouvelles enfin attendues ? Dans le carton une lettre écrite en anglais et une boîte contenant ce qui semblait être un sac de farine de blé noir. Ne parlant que le breton et point du tout la langue de Shakespeare, on s'empresse de transformer en galettes le cadeau du cousin d' Amérique . Jusqu'au jour où passe à la maison une personne capable de lire l'anglais ...

Qui apprend aux bretons médusés qu'ils ont mangé sous forme de galettes, les cendres du cousin d'Amérique qui souhaitait reposer en terre bretonne ...

On m'a toujours vendu cette anecdote familiale pour authentique ! je suis dubitatif ... On aime tant les légendes en Bretagne. :)

Mes amitiés , Marguerite .

P d'E

Marguerite Collot a dit…

Que voila une anecdote qui méritait d'être contée! Merci cher P d' E, vous pouvez continuer !

Anonyme a dit…

bravo pour cette nouvelle qui a éclairé ma journée
ah, si les choses pouvaient se résoudre de façon si altruiste !!!!!
elisa

Marguerite a dit…

Merci Elisa Bisous