Bien sûr, c'était
prévisible depuis longtemps... Cela, cependant, retentit comme un coup de
théâtre, un tremblement de terre !
L'aïeul est
mort ! Grand Papa, pour la quatrième génération, Bon Papa, pour la troisième,
Père ou Papa pour la seconde. C'en est fait, il les a quittés ! Emporté par le
vieux corbillard du village, il est parti ; il ne reviendra plus à la Chesnaie.
Monsieur V...,
maigre, sec, âgé de quatre-vingt-quinze ans, semblait pourtant aussi
indestructible que sa magnifique demeure. Il disait de celle-ci, en souriant :
"Ce n'est qu'une gentilhommière", alors qu'à Paris le moindre
pavillon est "promu" hôtel particulier. La sagesse provinciale, elle,
ne faisant pas sonner ses écus, le château, entouré de douves, n'est jamais
appelé ainsi par ses propriétaires.
L'enterrement
du patriarche se fait rapidement ; les fermiers ont insisté pour, selon la
coutume, se charger du lourd cercueil, de la voiture jusqu'à sa place à
l'église.
Il faut bien
ensuite, le lendemain, se rendre chez le notaire.
Une surprise y
attend Grand-Père : la propriété, promise à lui depuis toujours, lui échoira
difficilement. Les évaluations et les expertises se succèdent, à n'en plus
finir : à combien s'élèvent le domaine, les bois, les fermes ? Tandis que le
prix de l'hectare est à la baisse, le marchand de biens fait grimper celui de
la maison.
Depuis la mort
de son père, l'héritier présomptif remonte chaque jour, à pied, l'allée d'érables,
l'avenue seigneuriale. Il se rend à la Chesnaie, seul, éperdu, prenant les
arbres à témoins. Il fait le tour de la vieille bâtisse et s'arrête au bord des
douves. Derrière lui, à quelques dizaines de mètres, quatre marches conduisent
au petit salon, où la méridienne empire complète un bel ensemble du même style.
Tout au plus,
jette-t-il un regard à l'intérieur des pièces, comme s'il avait peur de
provoquer le sort et d'être empêché, à tout jamais, d'occuper ces lieux tant
aimés.
Les semailles
ont passé, ensuite, en discussions et propositions diverses qui n'ont abouti à
rien.
« - Si
nous vendions l'ensemble de la Chesnaie : le domaine et les bois, tout serait
tellement plus simple ! A quoi riment ces palabres ? Ah, bien sûr, si toi,
François, tu préfères combler en bon argent le surplus que tu serais amené à
nous verser... »
De guerre
lasse, ayant fait chiffrer le mobilier, les frères et sœurs viennent choisir
des objets. Calculette à la main, ils dépendent un tableau, emballent une
lampe, une pendule, roulent un tapis. Le légataire présumé assiste, muet, au
dépeçage.
« - Tu es
bien d'accord, lui dit-on en passant très vite. Je ne prends rien de plus que
ma part. »
Peu à peu les
pièces se vident. Le salon, qui était grandiose, affiche une tapisserie usagée,
plus foncée à l'endroit des disparitions. Le grand lustre, les appliques, les
glaces, les chenets de la salle à manger, prennent le chemin des camions, à la
suite des bonnetières, consoles, tables à jeu, sièges de toutes sortes.
Les parquets
"Versailles" sont couverts de poussière, de papiers déchirés, de
bouts de ficelle.
La gigantesque
cuisine n'a pas vu son cadre modifié depuis des décennies, et ne tente personne
: une table à gibier, intransportable, est dédaignée. Les bancs, où
s'asseyaient les domestiques pour prendre leurs repas sont délaissés, comme le
très long meuble qu'ils encadrent.
La broche,
inutilisée, se devine sous les toiles d'araignée. Les cuivres, eux, ne pendent
plus aux murs ; ils sont déjà partis et, pour certains, déjà vendus
probablement !
Au fond de
l'entrée, une immense armoire de chasse n'a pas trouvé d'amateur. De ses
portes, béantes, dépassent des vêtements d'équipage à moitié décrochés. Lui
faisant face, le râtelier d'armes qui ne sert plus à rien.
L'escalier
d'honneur, veuf de son tapis, arbore toujours sa magnifique rampe en fer forgé,
mais ses marches de pierre crissent sous les pas de ceux qui montent et
descendent.
Les chambres,
dépossédées de leur mobilier, ont un aspect désolé. La bibliothèque garde ça et
là quelques livres sur ses rayonnages, d'autres gisent sur le plancher.
Petit à petit,
tout s'en va, et, lui, l'aïeul d'aujourd'hui, assiste pétrifié, silencieux, à
ce qu'il appelle le sac de sa maison.
Le notaire a
beau l'inciter vivement à s'arranger avec ses cohéritiers pour que ceux-ci ne
lui laissent pas que les inlogeables buffets ou armoires ; il reste sans
réaction.
Quotidiennement,
il revient, s'arrête là où trônait une vitrine avec ses automates, cette autre
avec sa collection de pièces anciennes ; il contemple l'emplacement de
l'argentier, autrefois fierté de sa
mère.
Dans l'office,
on a entassé, pour lui, une foule de choses hétéroclites. Les vastes placards
sont encore garnis de la vaisselle ordinaire. Le sol est jonché de livres,
bibelots, lampes, glaces, tableaux. François s'afflige devant "ce
décrochez-moi-ça".
Pensif, il se
dirige vers les communs. La sellerie est encore intacte. Les fers pour les
chevaux, les fers à glace, sont suspendus à leurs crochets. Ils lui font penser
à sa mère. Intrépide, celle-ci entendait sortir, aller à la ville proche, par
tous les temps. Pendant les durs hivers de 1940-1945, ne pouvant emprunter
l'automobile, à cause de la pénurie d'essence, elle faisait atteler le seul
cheval de réforme délaissé par les allemands, et roulait sur le verglas.
A côté, le
bûcher regorge de bois. Dans l'ancienne boulangerie, remise à l'honneur sous
l'Occupation, le pétrin, la grande pelle à pain, signent le passé.
Les souvenirs
affluent... Les vacances voyaient arriver ici les oncles et tantes, les cousins
et cousines... Dans le parc, en juin, se tenait la kermesse du village...
Pratiquement, tous les mariages des filles de la famille ont eu lieu là.
François se
secoue ; il est vrai que plusieurs de ses enfants le pressent de prendre une
décision. Cette demeure, argumentent-ils, n'a de raison d'être que meublée, accueillante,
et nantie pour la faire vivre, du domaine. Telle qu'elle est encore, elle ne
manquerait pas d'amateurs !
Que
feraient-ils, lui et sa femme, déjà âgés, dans cette immense bâtisse, dont le
confort a toujours dépendu d'une domesticité nombreuse ? Autres temps, autres
mœurs !
Lui aussi,
l'homme de confiance du maître défunt, pensionnaire de la maison de retraite du
village, vient de temps en temps jeter un coup d'oeil circulaire. Pourtant,
personne ne le lui demande.
Jeune
conscrit, en 1939, il s'est attaché à son commandant et, après la guerre, la
captivité terminée, ils se sont retrouvés pour ne plus se quitter. Tout le
monde appelle ce fidèle compagnon "Mamelouk". A-t-on jamais su son
prénom ? C'est, plus fort que lui, il vient errer dans le parc comme une ombre,
rattachant un volet, arrachant une mauvaise herbe, geste de plus en plus
dérisoire. Il s'en retourne triste et désemparé.
Des mois
s'écoulent encore... Le vieil homme prendra-t-il la maison, ne la prendra-t-il
pas ? Qu'il se décide enfin ! Qu'il soit raisonnable, tout de même ! En droit,
il ne peut pas s'opposer à la vente, on ne l'a que trop ménagé ! Le pauvre
monsieur ne sait pas encore où porter son choix, quand le notaire adresse un
bref avis à la famille "Rendez-vous vendredi 9, à 15 heures, à l'Étude,
fait nouveau survenu."
Le jour fixé,
à l'heure dite, chacun prend place dans le bureau du tabellion. Celui-ci se
lève à leur arrivée et, les invitant à s'asseoir, laisse, imperturbable, fuser
les questions...
Puis, il se
décide :
« - A
vrai dire, chère famille, je me trouve dans une situation fort délicate, étant
donné les liens d'amitié qui m'unissent depuis longtemps à votre maison... Ce
fait nouveau, observerai-je, survient tout de même à point, alors que le sort
de la Chesnaie n'est pas encore fixé. »
Il toussote,
hésite, considère son auditoire ; ils sont tous là :
- François,
l'aîné, ramassé sur lui-même ;
- Bernard, le
magistrat, qui, flegmatique, pratique le "wait and see" ;
- Claude,
l'avocat bouillonnant, qu'on sent prêt à en découdre ;
- Bénédicte,
la célibataire, qui ne s'en laisse pas facilement conter ; elle a des idées
très personnelles sur les gens et les événements ; elle peut se montrer
redoutable aux réunions de famille ;
- Enfin,
Christine et son mari [le diplomate], dont on sait qu'il ne se mêlera pas au
débat, si débat il doit y avoir.
Me Préhu
connaît la vielle demoiselle de longue date, et s'attend à ses assauts.
C'est Bernard
qui attaque :
« -
Enfin, Maître, va-t-on savoir quel est cet événement qui nous rassemble, toute
affaire cessante ? »
« - Je me
le demande aussi, ajoute Claude. J'ai dû me faire remplacer au Palais, aujourd'hui,
par mon assistant ! »
« - C'est
peut-être un bien pour tes clients, ricane celle que les petits neveux
surnomment entre eux "Tante Acide". Venez-en au fait s'il vous plaît
! intime-t-elle de sa voix aigre. »
« - Eh
bien, vous connaissez les sentiments d'estime, d'amitié qui nous lient depuis
longtemps... »
« - Vous
nous l'avez déjà dit, reprend la précédente, silencieusement approuvée par les
autres. »
« - Je
suis obligé de porter à votre connaissance ce que j'ai appris dernièrement, et
dont j'ai fait vérifier l'authenticité... Aussitôt la guerre, votre parent a
fait un séjour aux Etats-Unis. »
« - En
quoi, cela peut-il nous concerner maintenant ? »
Négligeant
l'interruption, le notaire poursuit :
« - Il y
a passé deux ans. »
« - Je
sais, dit Christine ; il en est revenu un an avant ma naissance Ma mère me l'a
raconté. Elle était restée en France pour les études de mes frères et sœurs, de
beaucoup mes aînés ; elle avait en outre la charge du domaine. »
« - Mon
père, complète Bernard, avait été appelé là-bas par un camarade de guerre, pour
y monter je ne sais plus quelle affaire dont il connaissait tous les rouages,
et qui fut, paraît-il, une réussite. »
« - Vous
n'allez pas nous dire, coupa sèchement Claude, approuvé par ses frères et
sœurs, vous... vous n'allez pas nous sortir de vos tiroirs... un héritier
inattendu et, jusqu'ici, insoupçonné ? »
« -
Maître, vous me facilitez la tâche, c'est bien de cela qu'il s'agit. »
« - Je
n'en crois pas un mot, glapit Bénédicte. »
« - Les
faits sont là, Mademoiselle. Monsieur votre père, lors de son séjour aux
U.S.A., a connu une jeune femme dont il a eu un fils. »
« - Ce
n'est pas la première intrigante capable d'agir de cette façon, elle veut nous
faire chanter ! »
« - Votre
parent n'a pas reconnu cet enfant. Mais, depuis la naissance du petit, il a
financé son éducation et ses études. Sa mère, venant de succomber à un cancer,
celui qui a presque cinquante ans, a pris connaissance de papiers absolument
inconnus de lui. Il n'avait jamais pu obtenir de la disparue, le moindre détail
sur ses origines. Est-elle restée fidèle à son amour ? Avait-elle tout
simplement promis le silence ? Toujours est-il qu'elle avait secrètement gardé
tous les reçus des mandats expédiés par un notaire d'un département voisin, ainsi
que deux lettres de votre père.
Celui-ci,
rentré en France, se disait très peiné de ne jamais devoir connaître ce garçon,
souvenir vivant de moments heureux, certes, mais hélas, coupables. Il la
rassurait pour l'avenir de l'enfant.
J'ajouterai
qu'à ce moment-là, les adultérins ne pouvaient prétendre à rien ; il en est
autrement maintenant. »
« - Et,
ce traîne-savates d'Outre-Atlantique surgit à point nommé pour nous déposséder
? »
« - Du
calme, Bénédicte, intime Bernard, nous allons juger sur pièces, faire une
enquête, s'il y a lieu, puis aviser. »
« - De
toutes façons, ce "monsieur" devrait respecter la volonté de sa mère
et rester dans l'ombre, il abuse de la situation ! »
« - Je
conclurai en vous apprenant que ce "monsieur", comme vous dites, est
en France ; il est descendu à M..., à l'hôtel du Cerf, accompagné de son
avocat. »
« - Il
est complètement fou ! Une expédition pareille ! Se prend-il pour un futur
milliardaire ? »
« - Point
n’en est besoin, Mademoiselle, car il l'est déjà, et plusieurs fois. »
« -
Alors, que lui faut-il de plus ? »
« - Je ne
sais pas exactement quelles seront les suites de ce voyage. Il désire vous
rencontrer, entendre parler de son père. Il m'a dit textuellement : "Je
veux respirer un moment le même air que lui". Il a des droits, et il le
sait... Vous avez tout intérêt à connaître ses intentions. »
« - Voilà
un individu qui débarque chez nous, veut nous déposséder, nous couvrir de
honte, et il faudrait encore le recevoir. Pourquoi pas lui offrir aussi le thé
? Qu'on ne compte pas sur moi ! Dans quel siècle vivons-nous ! gémit
Bénédicte. »
« - Il
est bien évident, remarque Bernard, le magistrat, que si l'on pouvait ne pas
ébruiter cette affaire, ce serait préférable pour tout le monde. »
« - Mon
frère et moi, si vous le voulez bien, intervient Claude, allons, comme nous en
avons déjà manifesté le désir, étudier les documents en votre possession.
Pardonnez cela aux juristes que nous sommes. Nous disposons de combien de temps
? »
« -
Monsieur Douglas est en France pour quelques semaines, au moins ; il veut
circuler dans ce pays qu'il ne connaît pas encore, mais reprendra l'avion,
aussitôt ses affaires réglées. »
Il a suffi de
peu de temps pour se rendre à l'évidence. Les origines de cet américain sont
indiscutables. On se plaît toutefois à considérer que son patronyme est
rassurant, on veut espérer qu'il se contentera d'un dédommagement.
Bénédicte
refuse de seulement l'entrevoir. Bernard et Claude lui rendent brièvement
visite à son hôtel et se retranchent derrière Maître Préhu, leur seul
interlocuteur.
Finalement,
tous demandent à François d'ouvrir la Chesnaie un court instant au texan,
puisque, parait-il, l'indésirable est texan. Rendez-vous pris, c'est une
voiture de louage qui surgit de l'avenue le lendemain.
En descendent
: un grand roux, la quarantaine, puis un brun, légèrement plus âgé, à l'allure
sportive. Ce dernier reste en arrêt devant la façade de la maison, et sursaute
quand François se présente.
« -
Hello, répond-il, je suis Roberto Douglas, et voici Peter Smith qui
m'accompagne. »
Ces quelques
mots, prononcés dans un français très légèrement teinté d'accent, surprennent
visiblement le fils de l'ancien propriétaire.
« - Eh
non ! Ne soyez pas étonné, j'ai été élevé au Lycée Français, et j'emploie comme
ingénieurs plusieurs de vos compatriotes. Je parle donc votre langue tous les
jours. »
L'aîné des,
jusqu'à présent, cinq héritiers, se défend d'être conquis par cet homme encore
jeune, au regard franc, au visage ouvert.
Tête baissée,
le cœur lourd, il ouvre la porte du vestibule, et s'efface pour laisser entrer
ses deux compagnons. Laconique, volontairement, il avance rapidement dans
chaque pièce, annonçant : la salle à manger, le salon, le boudoir.
Au bout d'un
instant, Roberto demande :
« - Depuis
combien de temps est-ce en ruine ? »
« - Mais,
cette demeure n'est pas en ruine, elle a seulement besoin de
réparations. »
« -
Personne ne l'habite à l'heure actuelle ? »
« - Non,
en principe nous devrions y emménager ma femme et moi, mais nous n'avons encore
rien décidé... »
Dans le parc,
les douves enchantent le nouveau venu. Les communs, vestiges d'une époque
révolue, le fascinent : la sellerie, la boulangerie... L'américain désigne une
série de petits bâtiments ? Qu'est ceci ?
Construites au
XIXe siècle, dans un style, genre chalets de vacances, ce sont, ou, plutôt,
c'étaient les logements des domestiques. Ils vivaient là avec leur famille.
Seule, la femme de chambre couchait à la maison. Plusieurs serviteurs ont
terminé leur vie ici, conclut le français, leur vieillesse assurée par leurs
maîtres.
Plus loin, un
modeste édifice attire l'attention des deux visiteurs.
« - C'est
la chapelle, voulez-vous la voir ? »
« - Bien
sûr ! »
A vrai dire,
c'est plutôt un oratoire avec une douzaine de sièges ; elle a encore grand air
avec ses vitraux, et une belle statue de la Vierge.
« - Et
vous avez des offices ? »
« - Non,
jusqu'à il y a une dizaine d'années, on venait régulièrement ici pour les
Rogations, mais, vous ne devez pas connaître... »
« - Non,
je suis baptiste, mais tout cela m'intéresse prodigieusement. Ecoutez, se
hasarde-t-il, je ne sais pas exactement ce que je vais décider. Cette demeure me
bouleverse par son histoire que j'entrevois, que je désire connaître... En
plus, je suis américain... donc, un homme d'affaires. De beaux manoirs
français, il en est arrivé en Amérique, détruits sur place en France, puis
reconstruits chez nous pierre par pierre. Cela n'a pas de sens. Ils ont perdu
leur âme. Je voudrais faire quelque chose pour celui-ci, l'empêcher de
disparaître... »
Puis, après un
temps, tandis qu'il retourne à sa voiture :
« - A
l'évidence, et je le comprends, votre famille me voit arriver comme un chien
dans un jeu de quilles. »
« -
Mettez-vous à leur place. Leurs parts vont être amputées de la vôtre ; en plus,
le scandale va éclater quand on apprendra votre existence, et la mémoire de
notre père en sera ternie. »
« - La
mémoire de mon père aussi, vous ferai-je remarquer ! »
Interloqué,
François tressaille et dévisage Roberto : « C'est vrai »,
murmure-t-il.
« - Comme
je n'ai pas l'intention de revendiquer un nom, il ne peut y avoir de scandale.
Si scandale il y avait, il serait dû au bavardage de vos frères et sœurs. Toute
ma jeunesse, j'ai rêvé d'un père. Officiellement, le mien n'existait pas. Ce
qui m'arrive maintenant est fabuleux. Le passé inaccessible se révèle à
moi. »
L'émotion
l'étreint visiblement ; il la réprime, et continue :
« - Je
pressens votre quasi impossibilité de procéder à la réfection des toitures,
crépis, etc., ainsi qu'à l'aménagement d'un chauffage, confort élémentaire.
Pour moi, ce n'est pas un problème. Par contre votre problème à vous, c'est mon
arrivée indésirable sur la liste des héritiers, comme vous me le disiez tout à
l'heure. Il s'agit pourtant d'une succession très importante, d'après Maître
Prêhu. Il y a des valeurs, des terres, des bois... Moi, seule la Chesnaie
m'intéresse. »
« - Moi
aussi, rétorque le vieil homme, je suis le seul, les autres n'en voient que la
valeur marchande. Ils ont bâti leur vie ailleurs ! ... »
« -
Alors, nous sommes peut-être faits pour nous entendre... »
« - Je ne
vois pas comment, hélas ! »
« - Je
reviendrai, conclut Roberto. »
Le soir venu,
François raconte à son épouse l'après-midi qu'il a vécu. Lui-même, est triste,
amer. Mathilde essaye de l'apaiser :
« - Après
tout, il ne faut rien prendre au tragique, d'autant plus que ce Roberto désire
s'entourer de discrétion. Vois-tu, je n'aurais peut-être pas raisonné
ainsi autrefois, mais, depuis des mois, je classe une correspondance familiale
plus que centenaire ; je travaille à compléter des albums de photos, en
identifiant les personnages. Combien de fois ai-je pensé : "Quel
patrimoine ! Sans aucune valeur vénale, mais, quel patrimoine !"
Tous ces
documents concernent nos disparus : les tiens, les miens. Songe un peu à
quelqu'un qui n'a rien de tout cela, en tous cas pas du côté de son père. Je ne
peux l'imaginer pour moi. Ce Roberto, me dis-tu, ne veut pas entrer dans notre famille par
effraction, du moins pas publiquement, attendons qu'il revienne... Il se trouve
que tu es le seul à l'avoir reçu. Je pense moi, qu'il a besoin de toi. Tu fais
partie des murs, tu portes en toi les souvenirs. Vois, quand tu racontes ton
enfance, tout le monde se tait et écoute. Tu aimes la Chesnaie comme une
parente... et puis, ajoute Mathilde, il a parlé de ruine cela sera peut-être
vrai bientôt. »
« -
Bientôt, bientôt, sans doute après nous... plus jeune, j'aurais investi... Ah !
Essayons de dormir, je suis dans un brouillard total... »
Deux mois se
passent avant que ne parvienne au courrier une convocation de Me Préhu.
François est le seul à l'avoir reçue. Il persuade Mathilde de l'accompagner, à
vrai dire, elle en meurt d'envie.
Le tabellion
les accueille avec le sourire. Ses clients installés, il leur déclare
aussitôt :
« - J'ai
reçu les instructions de Monsieur Douglas. Tout d'abord, il désirerait que
cette succession soit réglée au plus tôt, quitte à prendre à sa charge la part
qui reviendrait à vos frères et sœurs sur la Chesnaie. Il entreprendrait
aussitôt les restaurations intérieures et extérieures. »
François
pense, à part lui, que le notaire en a "de bonnes", avec son air
satisfait, presque malicieux, comme s'il allait leur jouer un tour.
« -
Monsieur Douglas, poursuit Me Préhu, vous demande, à vous, Monsieur, de lui
procurer un mobilier en accord avec la demeure, et, d'essayer, dans la mesure
du possible, de reconstituer l'ancien décor. »
« - Il
est fou ! s'étranglent de concert François et Mathilde. C'est vrai qu'il
en a fallu des générations pour réunir tous ces objets d'art, les héritages
s'ajoutant aux dots des jeunes mariées. »
« - Les
factures devront être adressées à mon étude. »
Les deux époux
redressent la tête :
« - Et
puis ? »
« - Je
les réglerai pour le compte de Mr Douglas. Ah ! Il y a encore autre
chose. »
« - Quoi
donc ? »
« - Vous
devrez prévoir pour vous, à la Chesnaie, un appartement confortable que vous
pourrez occuper votre vie durant. »
Un silence
suit, de part et d'autre...
« - Il
m'a tout de suite été sympathique, ce Roberto, explose François. »
« - Ton
Roberto, ton beau Roberto, ce n'est qu'un américain, et, comme tous les
américains, il dépense son argent n'importe comment ! »
« - Mais
pas pour n'importe qui, aujourd'hui, plaisante Me Préhu en se levant pour
raccompagner le couple. »
L'élégance du
propos n'empêche pas Mathilde d'être piquée au vif. Elle cingle :
« - Nous
n'avons que faire des largesses de ce..., de ce rejeton de la main gauche. Il
intervertit les rôles... Nous aurons le dernier mot. »
Oui, mais
lequel ? Se garde de répondre le notaire. Décidément en verve, il pense en
souriant à celui prononcé par un certain Maréchal d'empire.
La porte
refermée, réinstallé à son bureau, il murmure pour lui-même :
« - Ce
Roberto me rappelle quelqu'un, un ami, un grand monsieur, son père, en vérité,
dont la courtoisie et la probité étaient proverbiales. Mais, ces legs-là, ne
passent pas par mon étude. »
Après cette
réflexion, Me Préhu s'accorde un moment de récréation. Il allume sa pipe, se
cale dans son fauteuil, et se prend à rêver :
« - Je
parierais cher que, dans un avenir proche, on parlera beaucoup des V... dans
les salons du département...
« Avec
une pointe d'envie peut-être, que dis-je sûrement, on s'écriera :
« Ces V...
en ont une chance !
« L'américain,
fils de camarade de guerre du défunt, qui débarque, à point nommé, avec tout
son argent, les débarrassent de leurs problèmes !
« En
plus, ils ne sont pas nés de la dernière pluie : exiger pour eux la jouissance
de la Chesnaie, leur vie durant, c'est vraiment un coup de maître ! »
( Toute ressemblance avec des familles, existant , ou ayant existé , ne serait que pure coïncidence )
Marguerite Collot
4 commentaires:
Bonjour Marguerite
Merci pour ce partage !
Très agréable à lire, cette nouvelle.
Pas de riche héritier états -unien chez moi , hélas ... je ne suis pas un V... :)
En revanche je me souviens d'une anecdote familiale qu'aimait me raconter ma vieille Grand-Mère bretonne. je n'ai jamais su si elle était vraie tant la chute me semble énorme ! Un membre de sa famille était parti, avant-guerre, chercher fortune en Amérique. C'était l'époque où les bretons était contraints de s'exiler par le monde pour trouver du travail . Plus de nouvelles pendant des années de cette personne partie loin de sa Bretagne natale. Jusqu'au jour où un petit colis arrive d'Amérique . Les nouvelles enfin attendues ? Dans le carton une lettre écrite en anglais et une boîte contenant ce qui semblait être un sac de farine de blé noir. Ne parlant que le breton et point du tout la langue de Shakespeare, on s'empresse de transformer en galettes le cadeau du cousin d' Amérique . Jusqu'au jour où passe à la maison une personne capable de lire l'anglais ...
Qui apprend aux bretons médusés qu'ils ont mangé sous forme de galettes, les cendres du cousin d'Amérique qui souhaitait reposer en terre bretonne ...
On m'a toujours vendu cette anecdote familiale pour authentique ! je suis dubitatif ... On aime tant les légendes en Bretagne. :)
Mes amitiés , Marguerite .
P d'E
Que voila une anecdote qui méritait d'être contée! Merci cher P d' E, vous pouvez continuer !
bravo pour cette nouvelle qui a éclairé ma journée
ah, si les choses pouvaient se résoudre de façon si altruiste !!!!!
elisa
Merci Elisa Bisous
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